Une journée pas comme les autres...

RUTTEN Xavier

Le challenge BIG (acronyme de Brevet International Grimpeur) consiste à grimper le plus grand nombre de sommets parmi une liste officielle de 1000 sommets sélectionnés dans toute l’Europe par des responsables régionaux spécialisés et réputés, sur base de critères sportifs, médiatiques ou touristiques.

Pour un cycliste aimant gravir des côtes, choisir un itinéraire passant par un BIG est donc souvent une garantie de qualité de parcours.

Divers brevets existent : depuis le brevet de 10 BIGs différents gravis jusqu’au BEG (Brevet Extrême Grimpeur) pour 1000 BIGs tous gravis (ce dernier brevet n’ayant aujourd’hui encore jamais été réussi). Un peu plus de 3000 cyclos-grimpeurs originaires de 33 pays sont inscrits sur le site web www.challenge-big.eu et y enregistrent leurs ascensions de BIGs.

En 2010, pour fêter les 25 ans d’existence du challenge BIG, le comité de gestion a organisé l’ « ironbig » : il s’agit de gravir 25 fois le même BIG dans un laps de temps déterminé. Ce laps de temps est de 1 journée si l’ascension comporte un dénivelé de moins de 200 m, 1 mois si ce dénivelé est compris entre 200 m et 500 m, 1 an si le dénivelé est de plus de 500 m. En tant qu'inscrit au challenge BIG depuis sa création et amateur de défis, je ne puis ignorer ce nouvel appel à se dépasser... Une bonne trentaine de cyclos-grimpeurs ont déjà réussi l’ironbig depuis le début de l’année, cela ne devrait donc pas être si irréalisable que cela...

La première étape est la préparation : quel BIG choisir ? Je n’habite pas à proximité immédiate d’un BIG de plus 200 m et je ne souhaite pas devoir prendre la voiture 25 fois sur un mois ou sur une année pour m’amener au pied du même BIG. Ce sera donc un BIG de moins de 200 m, à gravir 25 fois le même jour. Après avoir retiré les BIGs à sections pavées, je retiens deux candidats sérieux : le « mur de Huy » à Huy (BIG n°125) et le « Biirgerkräiz » à Luxembourg (BIG n°149). Le « mur de Huy » ayant déjà fait l’objet d’un ironbig réussi par le président fondateur Daniel Gobert j’opte pour le « Biirgerkräiz ». Le nom précis en vrai luxembourgeois semble être "Biergerkräiz", il y aurait une erreur de retranscription sur le panneau routier.

 

Deux versants sont possibles, le versant est et le versant sud. Le versant est impose pratiquement un retour au pied par la même route qu'à l'aller ; le retour comporte une longue descente rapide (CR181) qui se termine dans un quartier résidentiel de Bereldange. Dangereux 25 fois. Je préfère le versant sud car à l'aller il présente le passage le plus pentu (18% au bas de la rue de Bridel, probablement l'un des pourcentages les plus élevés au Grand-Duché de Luxembourg) mais aussi car ce passage peut être évité au retour par l’utilisation d’une route alternative, plus longue mais moins pentue (rue de Kopstal ; CR215).

Je rassemble ensuite quelques chiffres-clés :
pente : de 10 à 18% sur les 500 premiers mètres puis se radoucit à 6%-7% pendant 1 km et se radoucit encore par après avec même un passage en légère descente
distance : 2,2 km à l’aller + 3,1 km au retour = 5,3 km pour un tour complet
ascension : 120 m à l’aller + 11 m au retour = 131 m pour un tour complet 

Le total de 25 tours comporte donc théoriquement 132,5 km et 3275 m d’ascension ; cela semble réaliste : c’est une dénivellation similaire à celle d’un Cyclo-Côteur en Belgique mais sur une distance un peu plus courte.

Un rapide calcul donne une estimation du temps nécessaire : 8 h 42 minutes sur base d'une moyenne de 9 km/h à l'aller et 30 km/h au retour, 6 h 48 minutes sur base de moyennes respectives de 12 km/h et 35 km/h. Je compte également 1 à 2 heures supplémentaires pour les éventuels arrêts pour récupération physique et pour les attentes au feu rouge au pied du BIG et à l’intersection au pied de la descente lors du retour.

Je ne suis cependant pas certain de pouvoir réussir les 25 tours. Peut-être mes jambes ne permettront plus de monter le passage à 18% après un grand nombre d’ascensions. Peut-être un long temps de repos sera nécessaire, voire même serai-je obligé de morceler les 25 tours en plusieurs périodes avec repos prolongés entre chacune d’elles. Afin de m’octroyer un maximum de chances, je prévois d’emporter un éclairage amovible au cas où j'aurais sous-estimé la durée totale nécessaire et où je devrais terminer après la tombée de la nuit.

Pour l'alimentation, je décide de me forcer à respecter une cadence très régulière : une pleine gorgée de boisson énergétique au début de chaque retour, et une demi barre énergétique tous les 3 tours. Je prévois également quelques bananes et autres boissons afin de pouvoir avoir de temps en temps un autre goût dans la bouche.

Vient enfin le grand jour. J’ai choisi un jour où la météo prévoit un temps sec et une température entre 15 et 25 degrés. A 08h20 je suis au pied du BIG et j’entame la première ascension. Le passage à 18% est gravi sans difficulté. Mais sans facilité non plus. Le doute revient : et si les muscles ne permettaient plus après 15 ou 20 ascensions de monter ce passage, ni assis ni en danseuse ? On verra bien... Je continue en m'obligeant à ne pas tirer de trop grands développements afin de ménager mes forces. Le but n’est pas de réaliser un chrono mais d’achever les 25 tours. J’arrive au rond-point au sommet du BIG et entame la descente. Une longue ligne droite. De nouveau je me force à me ménager et j'essaie de ne pas pédaler de trop.

Peu avant la fin de la descente, la route comprend un S et nécessite de freiner. Lors du premier passage dans ce S je repère 2 marques sur la route, espacées d’une quarantaine de centimètres. Je décide qu’à chaque passage je devrai placer ma roue avant entre ces 2 marques. Si je n’y arrive pas alors j’arrêterai et abandonnerai l’ironbig ce jour. Les endorphines ont ceci de bien qu’elles diminuent la sensation de fatigue lors des efforts de longue durée et procurent même une certaine euphorie. Mais cela peut aussi être dangereux car la vigilance est alors relâchée. L’utilisation des 2 marques constitue un bon indicateur objectif de mon état de vigilance.

Je boucle en 14 minutes 48 secondes le premier tour de ce qui va devenir le temps d'une journée mon vélodrome naturel. C'est mieux que le meilleur scénario. Les tours s'enchaînent alors les uns après les autres. Je passe et repasse devant les usines Villeroy & Boch, devant les quelques maisons du bas de la rue de Bridel. Une dame sort de chez elle pour relever son courrier. Deux hommes discutent à coté d'un ancien tracteur qui me semble être de collection. Pas le temps de leur poser la question. Les bus de la ligne 275 passent et repassent également. J'essaye de mémoriser leurs plaques minéralogiques pour savoir plus tard si je les ai déjà croisés...

Après une dizaine de tours je suis très confiant : je tourne à une moyenne stable proche de 15 minutes le tour. Vers 11h30 mon épouse et ma fille viennent me ravitailler et m'encourager. Première pause de 10 minutes. Quelques photos. Je reprends la route. J'aperçois à nouveau la dame et les amateurs de tracteurs. Plus loin des joggeurs traversent la route. Je parviens toujours à placer ma roue avant entre les 2 marques dans le S. Tout va bien.

Arrivé aux environs du 20e tour, je n'ai plus de doute quant à la capacité physique de terminer les 25 tours. Je monte toujours les 18% en 30 x 23. Mais je commence à craindre la panne mécanique irréparable sur place. Si près du but... Je mets de côté ces pensées pessimistes et j'envisage l'après 25 tours : que faire ? Arrêter ? Continuer ? Il fait bon. J'ai réservé toute la journée pour le vélo. 30 tours me semblent possibles facilement. Je pense à un « ironironbig » (double ironbig le même jour)...

Vers le 24e tour la forme est toujours présente. Plus qu'un tour. Je calcule qu'au même rythme je terminerais 50 ascensions entre 21h00 et 22h00. Dans le noir. Il me faudrait l'éclairage. Je calcule que la distance totale pour ces 50 tours approcherait les 270 km. 35 km de plus que ma plus longue distance jamais réalisée en un jour. Cela me paraît difficile. Très difficile. Mais pas impossible. Je décide alors de me fixer comme nouvel objectif de boucler le plus grand nombre de tours, pour voir jusqu'où je suis physiquement capable d'aller, avec un maximum de 50 tours. On verrait bien...

Je termine les 25 tours à 14h50, soit en 6 h 30 minutes. Le dénivelé au GPS est inférieur à celui prévu : 2740 m. Je continue sans m'arrêter...

Les tours reprennent les uns après les autres. Pour économiser mes forces je décide dorénavant d'utiliser systématiquement mon plus petit développement (30 x 25) dans le passage à 18%.

Mais aux environs du 30e tour, déjà, des douleurs aux pieds apparaissent. Par expérience je connais leur origine : avec la chaleur les pieds gonflent et donnent une sensation de brûlure à chaque coup de pédale. La solution est de s'arrêter, d'aérer les pieds et de les refroidir. Pour ne pas perdre de temps, je décide de ne pas arrêter tout de suite et d'attendre le second rendez-vous prévu ultérieurement avec mon épouse. Probablement un mauvais choix. La douleur augmente rapidement. Aux deux pieds. J'essaye dans les descentes de retirer les chaussures des pédales et de reposer les pieds. Rien n'y fait. La cadence diminue. 16 minutes le tour, 18 minutes le tour... Je souffre le martyre... Vers le 35e tour mon épouse arrive enfin. Je me repose et me sustente une vingtaine de minutes dans la voiture.

Le repos fait complètement disparaître la douleur. La cadence reprend à presque 16-17 minutes le tour. Au fur et à mesure que le temps avance, je pense de plus en plus à l'ironironbig. Je décompte les tours restants. Plus que 14 tours. Plus que 12 tours. Plus que 10 tours... Après plus de 200 km, le passage à 18% commence à faire mal. Même en 30 x 25. Mais je roule maintenant comme un automate. Des habitants discutent à une terrasse dans leur jardin. J'entends les assiettes et les verres s'entrechoquer. Ils ont de la chance, eux. Je suis à la boisson et aux barres énergétiques depuis le matin. Mais finalement non, c'est moi qui ai de la chance : je pratique le sport que j'aime et je suis sur le point de réussir un défi personnel... Le bonheur dans la vie est quelque chose de très relatif...

Le parking du bar-restaurant-club qui jouxte le rond-point au sommet se remplit au fur et à mesure des tours. Une seconde je pense à m'y désaltérer mais je ne serais sûrement pas accepté dans l'état où je suis...

A la nuit tombée, pour des raisons de sécurité et malgré l'éclairage alors installé sur le vélo, je préfère descendre par la même portion de route qu'à l'aller, car moins fréquentée. Je descends les 18% sur les freins. Je passe et repasse devant la terrasse privée et ses occupants, maintenant également lors des descentes. Ils semblent heureux, je suis heureux, la vie est belle. Peut-être pensent-ils que je suis fou. La folie aussi est relative...

Je termine finalement la 50e ascension à 22h25. Mon épouse m'attend sur le parking près du rond-point. Pour la rejoindre je passe devant le voiturier ébahi du bar-restaurant-club et quelques clients. Je descends de vélo. Je tremble. De froid. De fatigue. De bonheur. Devant la lumière des phares de la voiture je soulève mon vélo à bras tendus vers le haut. Les clients se regardent et s'interrogent. Peu importe. J'ai réussi. C'est mon plus beau cadeau d'anniversaire (demain j'ai 45 ans). J'embrasse mon épouse.

Bilan : 265,3 km ; 5470 m de dénivellation ; 13h03 sur le vélo plus 1h02 d'arrêts divers ; vitesse moyenne de 20,3 km/h ; des souvenirs pour toute une vie et ce malgré l'apparente monotonie du parcours (la monotonie aussi est relative !)...

Nous rentrons maintenant à la maison. J'y bois une Mc Chouffe brune de 75cl. Demain j'ai 511 km à parcourir. Mais pas en vélo. En voiture. Je pars en vacances...

Xavier Rutten – Août 2010.